Jean-Louis Murat – Discographie 1981-2023
Du 45 tours mythique Suicidez-vous le peuple est mort (1981) au premier Best of (2023) de sa carrière, paru au lendemain de sa disparition brutale à l’âge de 71 ans, Jean-Louis Murat aura bâti, quatre décennies durant, une œuvre à la fois singulière, copieuse et incomparable dans l’Hexagone. Mémorables et inspirés, définitifs et surprenants, variés et complémentaires, ses enregistrements forment une discographie imposante et pléthorique dont voici les principales têtes de chapitres, entre vingt et un albums officiels et une quinzaine de projets parallèles (concerts, adaptations littéraires, bandes originales de films, DVD).
Né à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) le 28 janvier 1952, Jean-Louis Bergheaud débute sa carrière de musicien puis chanteur dans Clara, un groupe d’obédience rock à la Dogs formé en 1977 avec trois musiciens locaux recrutés sur petite annonce, dont le guitariste Alain Bonnefont. Après quelques concerts remarqués, Clara joue à Paris dans un studio de RTL et tape dans l’oreille de William Sheller – une petite consécration, mais l’expérience tourne court. En 1980, Jean-Louis signe chez Pathé Marconi/EMI et devient Murat, un pseudonyme choisi d’après le nom du village grand-parental (Murat-le-Quaire) et du roi de Naples au XIXe siècle (Joachim Murat, évoqué dans Je me souviens). En 1981, paraît le premier 45 tours de Jean-Louis Murat, Suicidez-vous le peuple est mort. Sous couvert d’une pochette en noir et blanc signée Jean-Baptiste Mondino, ce titre minimal et synthétique révèle déjà la langue bien pendue de son auteur, inspiré par l’arrivée prochaine de Mitterrand au pouvoir. Hors format (six minutes) et mal compris (interdit d’antenne sur Europe 1), le single fait flop, mais deviendra culte. L’année suivante, il publie un mini-album éponyme, Murat (1982). Dans la chanson qui porte son pseudo, l’Auvergnat esquisse un autoportrait en creux : “Murat/C’est l’âme d’un cinéma/Où la caissière se bat/Personne n’entrera”. 1984 sonne l’heure du premier album, Passions privées, mixé par Dominique Blanc-Francard et illustré par une photo de Bettina Rheims. En dix plages, le style Murat se fait jour : voix caressante, écriture soignée, mélodies entêtantes, arrangements sophistiqués (on l’entend, comme chez Clara, jouer du saxophone). Certains morceaux (Petite beauté, Pourquoi n’as-tu pas dit je t’aime, L’Étrangère, La Louve) portent en germe le futur Cheyenne Autumn. Sans oublier le tubesque Johnny Frenchman, qui sera souvent interprété en concert. Le disque, seulement écoulé à un millier d’exemplaires, lui vaut une rupture de contrat chez EMI, mais une chronique dans Télérama témoigne d’un certain intérêt critique. Murat part en tournée estivale avec Charlélie Couture. Avant un silence discographique imposé de trois ans.
En 1987, Jean-Louis Murat signe chez Virgin, le label français le plus en vogue de l’époque, et sort le 45 tours Si je devais manquer de toi, imparable ritournelle électronique au parfum de saudade. Pour la première fois, le succès est au rendez-vous : 60 000 singles vendus. Et l’accueil médiatique au diapason. C’est Libération qui, sous la plume de Bayon, lui tresse les plus beaux lauriers sur une double page parue en février 1988 : “Profil rock de Bashung reprenant Chasseur d’ivoire (avec un soupçon d’accent Cabrel) ou de Manset chantant Bijou bijou”. Jean-Louis enchaîne avec un autre simple, Le Garçon qui maudit les filles, à la mélodie et au refrain instantanés. Annoncé par un troisième extrait, L’Ange déchu, Cheyenne Autumn paraît au printemps 1989. Posant devant l’objectif de Jeanloup-Sieff, Murat se joue de l’analogie avec l’anniversaire de 1789 (Déjà deux siècles… 89…) et cite John Ford et Andreï Tarkovski (dont on entend la voix dans le titre Cheyenne Autumn) parmi ses cinéastes majeurs. Pour ce deuxième LP produit avec Christophe Dupouy, Jean-Louis a privilégié les nappes de clavier et une boîte à rythmes, ce qui confère à l’ensemble cette ambiance vaporeuse et quasi amniotique. Disque d’or l’année de sa sortie (100 000 copies), Cheyenne Autumn va marquer durablement la chanson française et influencer nombre d’artistes à travers des ballades spleenétiques qui font le grand pont entre Leonard Cohen et Léo Ferré, Robert Wyatt et The Pale Fountains, Jean Ferrat et Antônio Carlos Jobim. Dans le paysage musical d’ici, il y a véritablement un avant et un après-Cheyenne Autumn.
1991 est un autre tournant dans la carrière de Jean-Louis Murat. Propulsé au Top 50 pour son duo inattendu avec Mylène Farmer, Regrets, il publie à l’automne Le Manteau de pluie, un troisième album qui creuse le sillon de Cheyenne Autumn avec un casting comprenant, entre autres, Neil Conti, le batteur de Prefab Sprout. Avec les singles Col de la Croix-Morand (les références géographiques à l’Arverne sont un fil rouge de son répertoire) et Sentiment nouveau, Murat poursuit son escalade sur les cimes du succès (150 000 ventes pour Le Manteau de pluie, première couverture nationale dans Les Inrockuptibles). Pourtant, le disque est d’une mélancolie tenace (Le Lien défait), d’une beauté minérale (L’Éphémère) et d’une sexualité revendiquée (Le Parcours de la peine, Gorge profonde). Musicalement, derrière la production de la paire Murat/Dupouy, on entend des accointances avec les plages planantes de David Sylvian et autres pièces atmosphériques de Talk Talk. Il y livre aussi une adaptation en français d’un vieux titre de Michael Franks (Down In Brazil, rebaptisé Le Mendiant à Rio). De la même manière, pour un tribute en hommage à Leonard Cohen (I’m Your Fan, édité par Les Inrockuptibles), il propose sa version proverbiale d’Avalanche. En fin d’année, le quotidien Libération offre à ses lecteurs un CD hors commerce de cinq inédits de Murat, inspirés par le monde paysan (Le Berger de Chamablanc, Terres de France, Dordogne) et enregistrés dans la chapelle romane de Notre-Dame de Roche-Charles (Puy-de-Dôme). Immense disque sans batterie et au souffle rare, Murat en plein air est l’un des trésors les mieux cachés de sa discographie.
Changement de décor et de couleur en 1993 pour Vénus, où Jean-Louis Murat n’apparaît plus sur la pochette, laissant place à une orchidée en floraison. Fini le crooner synthétique, place au ménestrel guitariste, comme sur les ballades étirées La Fin du parcours, La Momie mentalement et Montagne. Entre pop songs limpides (Tout est dit, Le Monde caressant, Par mégarde) et chanson politique (Rouge est mon sommeil, à l’adresse de Salman Rushdie), Vénus maintient brillamment l’équilibre. Sur sa lancée, le chanteur décide enfin de (re)partir en tournée, dont il ressortira l’enregistrement public Murat Live (1995). À noter que la version limitée du disque inclut la bande originale du film (jamais sorti à ce jour) Mademoiselle personne, réalisé par Pascale Bailly, où il joue notamment aux côtés d’Élodie Bouchez (les rares images figurent dans le clip du Monde caressant). Changement de ton, encore une fois, en 1996 pour le cinquième Murat, fruit de six mois de séances au studio Davout (Paris) dont il déplorera, à maintes reprises, son élaboration fastidieuse. Et pourtant, Dolorès est un authentique chef-d’œuvre, voire même pour certains le sommet intouchable de sa discographie. Album de rupture amoureuse et artistique, Dolorès s’inscrit dans le son de l’époque au mitan des années 90. Le trip hop de Bristol et le sampler sont à la mode ; Jean-Louis envisage d’abord de collaborer avec l’insigne producteur Nellee Hooper (Soul II Soul, Massive Attack, Björk), avant d’y renoncer et de s’appuyer sur ses acolytes Denis Clavaizolle et Christophe Dupouy. Brillants de bout en en bout, ces douze morceaux forment un bloc qui s’écoute d’une seule traite, où Jean-Louis courbe l’échine (Fort Alamo), chante le désamour (Le Train bleu) et l’amour retrouvé (Aimer) comme personne. “Rien n’est important, j’écris des chansons comme on purgerait des vipères”, confesse-t-il au détour de Perce-neige.
Direction New York et Tucson (Arizona) en 1999 pour Mustango, le premier disque américain du songwriter français, qui s’est entouré de Calexico (le contrebassiste Joey Burns, le batteur John Convertino) et d’Elysian Fields (la chanteuse Jennifer Charles, le guitariste Oren Bloedow), ainsi que du guitariste courtisé Marc Ribot. Cela faisait longtemps que l’idée lui trottait dans la tête – Murat ne manquant jamais une occasion de tacler l’étroitesse de la chanson française. Avec cet album transatlantique, ouvert à tous les genres (des chœurs gospel de Nu dans la crevasse à la country folk pneumatique du single Jim), le Berger de Chamablanc touche au but. Et sillonne à nouveau les salles de concert avec trois musiciens, dont les fidèles Alain Bonnefont et Denis Clavaizolle (le live Muragostang, 2000). Au tournant des années 2000 et son passage chez Labels, la division indépendante de Virgin, Jean-Louis Murat compte publier (au moins) un disque par an, une cadence infernale comme disent les suiveurs du Tour de France qu’il affectionne tant (cf. Le Champion espagnol sur Grand lièvre). En 2001, avec Madame Deshoulières, il s’offre un pas de côté avec la complicité d’Isabelle Huppert en interprétant les textes libertins de cette poétesse du XVIIe siècle sur de la musique baroque. Ce disque symbolise les retrouvailles entre le chanteur et l’actrice, qui partageaient avec Béatrice Dalle l’affiche du film La Vengeance d’une femme (1990) de Jacques Doillon.
Pour son septième album, Murat souhaite prolonger l’expérience américaine, cette fois du côté de Memphis, mais doit y renoncer après les attentats du 11 septembre. Il se rabat donc sur une formule en trio, privilégiant la spontanéité à la sophistication. D’abord envisagé comme un nom de groupe improbable et porté par quelques singles à l’entrain immédiat (L’Amour qui passe, L’Au-delà, Foule romaine), Le Moujik et sa femme (2002) séduit par son évidence mélodique, sa souplesse rythmique et sa simplicité organique. Amoureux et faussement insouciant, Murat chante d’une voix aussi limpide que familière. L’année d’après, il triple la mise avec Lilith (2003), son premier triple vinyle. Écrit à la va-vite (de son propre aveu), enregistré en quatre jours, JLM marque les esprits avec vingt-trois chansons qui oscillent entre envolée électrique (Les Jours du jaguar) et accalmie acoustique (Emotion), single basique (Le Cri du papillon, avec Camille parmi les choristes) et escapade cuivrée (Le Mou du chat). En 2004, il s’accorde une pause récréative avec la complicité de son bassiste attitré Fred Jimenez, qui a composé les douze titres, et de la chanteuse new-yorkaise Jennifer Charles. En clin d’œil à Leonard Cohen (Bird On The Wire), A Bird On A Poire est un disque pop et coloré qui fait battre la chamade (Le Temps qu’il ferait) et du pied (Mashpotétisés). Décidément infatigable, Murat enchaîne la même année avec la parution du DVD Parfum d’acacia au jardin, qui comprend treize chansons inédites filmées par Don Kent au studio Guillaume Tell (Suresnes).
En 2005, Jean-Louis Murat apparaît étrangement les yeux bandés sur la pochette de Mockba/Moscou. Caché mais hésitant, il opte pour plusieurs directions, ayant déjà à l’esprit de mettre en musique les textes de Pierre-Jean de Béranger, le plus grand chansonnier du XIXe siècle auquel il consacrera un disque entier (1829, 2005). Au final, Mockba rassemble des morceaux imaginés pour un mini-album (Les Faubourgs de Moscou), trois adaptations de Béranger et des ballades arrangées par Dickon Hinchliffe (Tindersticks). Ces deux références parues en 2005 sont les ultimes pour la maison EMI et ses labels affiliés. Désormais en licence chez V2, Murat choisit un titre sicilien pour son dixième album (hors projet annexe ou bande-son), illustré par l’atelier M/M (Paris) avec lequel il entame une collaboration graphique. Dédié à l’ancien bassiste de Clara et perpétuant le jeu en triumvirat, l’étincelant Taormina (2006) renferme des chansons d’inspiration blues, où la mort environnante rôde et où les envolées électriques sont rares (mémorable Accueille-moi paysage). Observateur de son Auvergne natale, il chante L’Heure du berger ou Le Chemin des poneys. Avant d’entreprendre un ambitieux projet musico-littéraire autour des poèmes des Fleurs du mal de Baudelaire autrefois mis en musique par Léo Ferré. Logiquement titré Charles et Léo (2007), Murat se retrouve pour la première fois simple interprète, parfois secondé par la voix de Morgane Imbeaud (Cocoon). Jamais mieux servi que par soi-même, Jean-Louis joue tous les instruments sur Tristan (2008), suivant le fil d’Ariane de l’amour entre Tristan et Yseult. Un disque en solitaire à la fois intimiste (L’Amour en fuite) et limpide (Les Voyageurs perdus), magnifié par son aisance vocale.
Dix ans après sa première expérience américaine (Mustango, 1999), Murat remet le couvert, cette fois à Nashville (Tennessee). Enregistré avec des musiciens au CV prestigieux (Roy Orbinson, Al Green, Dusty Springfield), Le Cours ordinaire des choses (2009) est aussi une façon pour son auteur d’échapper à une réalité française qui lui pèse indéniablement. Parfaitement à son aise, l’Auvergnat brûle d’un feu ardent, comme sur les singles Comme un incendie et Comme un cowboy à l’âme fresh. “Chanter est ma façon d’errer”, comme il le dit lui-même. Accompagnant la version limitée de l’album qui paraît via V2/Universal, un documentaire réalisé par Laetitia Masson donne à voir les dessous de l’enregistrement en cinémascope dans les contrées de la country. Retour en France, et plus précisément à Saint-Rémy-de-Provence, pour Grand lièvre (2011), où le trio habituel est épaulé par le pianiste et organiste Slim Batteux (Percy Sledge, Ray Charles, Michel Jonasz) pour dix chansons contemplatives en mode folk laid-back et ralenti. Il y est question de ses terres natales (Haut Averne), d’exode rural (Vendre les prés) et de son hypocondrie légendaire (Je voudrais me perdre de vue). 2013 est un nouveau départ pour Jean-Louis Murat, qui tourne définitivement le dos aux majors et rejoint le label indépendant [PIAS]. Avec la régularité d’un album annuel, cet artisan de la chanson française continue son rythme discographique effréné qui lui sied tant. À l’image d’une pochette le montrant sur un vélo, Toboggan (2013) est le disque du recentrage : pas de musiciens ou presque (son ami Christophe Pie à la batterie sur le single Over And Over), un enregistrement à la maison pour des haïkus apaisés (Amour n’est pas querelle), des comptines acoustiques (Belle), des confidences introspectives (Extraordinaire voodoo). Rien n’augure du grand œuvre qui illumine l’automne 2014. Comme Dylan, son modèle transatlantique, Murat aime dire, faire tout et son contraire.
Enregistré avec le groupe clermontois américanophile The Delano Orchestra, Babel est un triple 33 tours de haute volée, qui faillit s’intituler La Bourboule pour situer l’inspiration géographique et lexicale (Chamablanc, Sancy, col de Diane, Chambon…). En vingt morceaux à la fois légers (La Chèvre alpestre, Camping à la ferme) et profonds (J’ai fréquenté la beauté, Frelons d’Asie), le “môme éternel” s’amuse comme jamais avec ses coéquipiers, lui rappelant le plaisir du jeu collectif, comme à l’époque de Clara. Comment rebondir après un quinzième album en forme de millésime qui a fait l’unanimité, même de la part des critiques les plus réfractaires à son stakhanovisme ? En empruntant évidemment une nouvelle direction artistique. Murat embauche ainsi deux musiciens de jazz – le claviériste Gaël Rakotondrabe et le bassiste américain Christopher James Thomas. Marquées dans leur propos par les attentats de janvier 2015, les chansons sont enregistrées dans une capitale meurtrie par la soirée tragique du 13 novembre sur les terrasses et au Bataclan. Par la force des choses, Morituri (mot latin signifiant “ceux qui vont mourir”) reflète par instants cette France endeuillée de 2015, renfermant même des textes tristement visionnaires (Interroge la jument). Et Le Cafard final ne peut être que partagé par l’auditeur. Prenant, encore une fois, les médias comme son public à rebours, Murat revient en 2017 avec un album électronique pensé comme un seul bloc, fait de collages sonores et de bruitages animaliers. Expérimental mais mélodique, libre mais construit, Travaux sur la N89 est un fascinant dédale entre Scott Walker et Robert Wyatt, Oneohtrix Point Never et Matthew Herbert. Les plus attentifs remarquent l’analogie thématique entre Cheyenn Autumn (1989), inspiré par la Révolution française de 1789, et Travaux sur la N89 (2017), qui célèbre l’anniversaire de la Révolution russe de 1917.
Ce disque est, en réalité, le premier volume d’un triptyque, dont le second paraît sous le titre d’Il Francese (2018). Marqué par le deuil de son batteur historique, Christophe Pie (Rendre l’âme, Je me souviens), et confirmant l’inclinaison transalpine de son auteur (le live de la tournée s’intitulera Innamorato, 2019), cet album grandiose voit Murat explorer encore le terrain électronique (Achtung, Ciné Vox), lui qui vante en interview les productions de Frank Ocean, Mykki Blanco ou Kendrick Lamar. À peine le temps de souffler que Jean-Louis Murat est déjà reparti vers d’autres horizons, en l’occurrence son amour pour Earth, Wind & Fire, pour un vingtième album qui groove comme rarement dans sa discographie, à l’image de la pochette d’un rouge disco de Baby Love (2020). Qui, malheureusement, paraît quelques jours avant le confinement historique dans l’Hexagone. Parallèlement au vaste travail de rééditions de son catalogue chez PIAS, l’insatiable songwriter change une dernière fois de label, Cinq7, qui édite La Vraie vie de Buck John (2021), inspiré par le nom d’un cow-boy de bande dessinée qui a bercé sa jeunesse. Une manière pour lui de poursuivre sa vocation romanesque vers l’Amérique qui l’a toujours fasciné. Murat ou le coup d’état discographique permanent.
Franck Vergeade